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Le pouvoir et la fourberie sont les outils de celui qui gouverne. Mais rappelez-vous que le pouvoir trompe ceux qui l’exercent-ils les conduit à croire qu’il peut pallier leur ignorance.
Comte Flambert MUTELLI,
Premier Discours dans le Hall de l’Oratoire du Landsraad.
Abulurd avait retrouvé les nuits paisibles de Lankiveil. Il était heureux d’avoir rompu les liens avec sa puissante famille.
Dans chacune des vastes pièces du Manoir du Fjord Tula, de grands feux brûlaient dans l’âtre. Lui et Emmi se reposaient dans la salle commune qui jouxtait la grande cuisine, après un festin où ils avaient partagé une paella de poisson avec les domestiques pour fêter leur retour. Ils avaient réussi à retrouver la plus grande partie de leur personnel et, enfin, Abulurd pouvait envisager sereinement l’avenir.
Le matin même, on avait aperçu deux baleines à l’embouchure du fjord et certains pêcheurs racontaient que jamais la chasse n’avait été aussi bonne depuis l’année d’avant. Le temps couvert et lugubre avait cédé la place à un froid sec et une fine couche de neige poudrait les collines qui semblaient toutes neuves.
Le petit Feyd-Rautha était installé sur un tapis près de sa mère. Il gazouillait en riant et se leva sur ses petites jambes pour faire quelques pas vacillants.
Abulurd envisageait de poursuivre la fête avec un peu de musique folklorique : il se faisait fort de rassembler quelques anciens instruments, mais il venait à peine de se décider qu’il entendit un bruit de moteur à l’extérieur.
— Ce sont des bateaux ?
Les domestiques s’étaient tus et, cette fois, il reconnut avec certitude le ronronnement de bateaux qui approchaient de la côte.
La maîtresse de marée, qui était aussi leur cuisinière, s’activait à ouvrir des paloustes dont elle jetait les noix dans une marmite de bouillon. En entendant le fracas des moteurs, elle s’essuya rapidement les mains et se pencha vers la baie.
— Des lumières. Ils remontent le fjord. Ils vont trop vite, si vous voulez mon avis. Il fait noir et ils pourraient heurter n’importe quoi.
— Qu’on allume les globes, ordonna Abulurd. Il faut accueillir nos visiteurs.
La lumière chaude des brilleurs inonda brusquement les pontons.
Trois bateaux rapides fonçaient droit sur le manoir. Emmi serra son enfant dans ses bras. Sur son visage, d’ordinaire paisible, Abulurd surprit une trace d’inquiétude. Elle chercha son regard comme si elle avait soudain besoin qu’il la rassure. Il eut un geste apaisant, mais son estomac s’était noué.
Il ouvrit la grande poterne de bois à l’instant où les bateaux accostaient. Ils étaient blindés et des soldats en débarquèrent dans un fracas de bottes. Abulurd fit un pas en arrière en les voyant escalader les marches, le fusil à l’épaule, mais l’air déterminé.
Il se dit que ce moment de paix aurait été bien court.
Glossu Rabban s’avança à la suite des premiers soldats d’assaut.
— Emmi, c’est… c’est lui, balbutia Abulurd, incapable de prononcer le nom de leur fils honni.
Glossu Rabban avait quarante ans de plus que leur bébé, celui en qui ils avaient désormais mis tous leurs espoirs. Et il était si vulnérable : les gens d’Abulurd n’avaient aucun moyen de défense.
Abulurd réagit impulsivement, stupidement, et referma violemment la poterne puis laissa tomber la barre, ce que les soldats prirent pour une provocation. Ils ouvrirent le feu et la détruisirent en quelques secondes. Abulurd recula en se plaçant devant son épouse et leur enfant. Les poutres de la poterne achevèrent de s’écrouler dans un nuage de fumée et Rabban s’avança avec un rire rauque en piétinant les éclats de bois en flammes.
— C’est comme ça qu’on m’accueille, Père ?
Les serviteurs se dispersaient en criant. Dressée près de sa marmite, la maîtresse de marée leva son couteau d’écailler comme une arme dérisoire. Deux domestiques accoururent du fond du manoir avec des lances et des couteaux de pêche, mais Abulurd leva les mains. Les soldats les massacreraient tous, comme à Bifrost Eyrie.
— Et c’est comme ça qu’on demande à être accueilli par son père ? rétorqua-t-il en montrant la porte calcinée. Avec des soldats en armes et des bateaux d’assaut au beau milieu de la nuit ?
— C’est mon oncle qui m’a appris comment on entre.
Les soldats étaient sur la défensive et Abulurd ne savait quoi faire. Il se tourna vers son épouse, qui s’était assise près de la cheminée, serrant le petit Feyd-Rautha contre elle. Il lut dans ses yeux apeurés qu’elle regrettait de ne pas avoir caché l’enfant quelque part au fond du manoir.
— Mais c’est mon nouveau petit frère ? fit Glossu Rabban. Feyd-Rautha : voilà un nom bien précieux… mais je suppose que je dois l’aimer, car il est du même sang que moi.
Emmi rejeta fièrement en arrière ses longs cheveux noirs et affronta le regard de Rabban avec une expression froide et dure.
— Espérons que vous n’avez que le sang en commun, dit-elle. Glossu, tu n’as pas appris la cruauté dans cette maison. Pas plus de moi que de ton père. Nous t’avons toujours aimé, même après tout le chagrin que tu nous as causé.
Surpris, Abulurd la vit faire un pas vers Glossu qui devint écarlate de colère tout en reculant.
— Comment es-tu devenu ce que tu es ? ajouta Emmi.
Il la foudroya du regard, mais elle continua, comme si elle se posait la question à elle-même, non à lui :
— Nous sommes tellement déçus. Quand nous sommes-nous trompés ? Je ne comprends pas.
Son visage s’était radouci, mais il redevint triste et dur lorsque Rabban éclata d’un rire féroce pour masquer sa gêne.
— Oh, mais moi aussi je suis très déçu. Mes parents ne m’ont même pas invité au baptême de mon petit frère. (Il s’avança.) Donnez-moi l’avorton.
Emmi recula, mais Rabban feignit d’être dépité et se rapprocha encore. Les soldats lui emboîtèrent le pas en braquant leurs armes.
— Ne touche pas ta mère ! cria Abulurd.
Un soldat leva la main pour lui interdire d’avancer.
Rabban se tourna vers lui.
— Je ne vais pas rester sans rien faire alors que mon propre petit frère peut être corrompu par un pauvre lâche tel que vous, Père. Le Baron Vladimir Harkonnen, votre demi-frère et chef de notre Grande Maison, a d’ores et déjà rempli les documents requis et reçu l’approbation du Landsraad pour que Feyd-Rautha soit élevé dans sa demeure de Giedi Prime.
L’un des gardes sortit un rouleau de parchemin saarti qu’il jeta aux pieds d’Abulurd qui ne put que le fixer des yeux, pétrifié.
— Il a adopté formellement le garçon pour en faire son fils adoptif légal.
Il rit devant l’air épouvanté de ses parents.
— Tout comme il l’avait déjà fait pour moi. Je suis son héritier désigné. Je suis un véritable Harkonnen, aussi pur que le Baron. (Il leva ses bras épais et les tendit vers Emmi, mais elle battit en retraite.) Vous voyez, mère, vous n’avez pas à vous inquiéter.
Il fit un signe de tête à l’intention des deux gardes les plus proches qui ouvrirent brusquement le feu sur la maîtresse de pêcherie qui était restée là, avec son couteau d’écailler. Transpercée de toutes parts, elle s’effondra sans un cri. Son couteau tomba dans le bassin. Et les coquillages se répandirent sur le sol dans une odeur prenante de marée.
— Mère, combien d’autres allez-vous m’obliger à tuer encore ? demanda Glossu Rabban d’un ton presque plaintif, les bras toujours tendus vers elle. Vous savez que j’en suis capable. Donnez-moi mon petit frère.
Le regard d’Emmi alla de son bébé aux serviteurs avant de revenir à Abulurd, qui n’eut pas le courage de l’affronter, mais poussa un cri étranglé.
Emmi n’avait pas bougé, mais Rabban, d’un geste brutal, lui arracha le bébé sans qu’elle résiste. Elle savait que leur fils pouvait massacrer toute la maisonnée comme il avait fait tuer des innocents à Bifrost Eyrie, et assassiné son grand-père.
Toute force, toute volonté s’était échappée d’elle. Elle eut une exclamation étouffée tandis que l’enfant éclatait en cris et en larmes en voyant le visage de pierre de son frère aîné.
— Non, tu ne peux pas faire ça ! éructa Abulurd. Je suis le gouverneur planétaire ! Je vais porter plainte devant le Landsraad !
— Tu n’as plus aucun droit légal. Nous n’avons pas contesté ton titre insignifiant de gouverneur planétaire, mais en renonçant au nom d’Harkonnen, tu l’as perdu dans le même temps, définitivement. Et maintenant, effectivement, vous n’êtes plus rien, Père ! Rien du tout.
Il retourna avec l’enfant vers les débris fumants de la poterne, poursuivi par les cris de douleur d’Emmi et d’Abulurd, mais les gardes pointèrent leurs lasers sur eux.
— Oh, non, ne tuez plus personne ! lança Rabban. Je préfère que tout le monde pleure quand nous repartirons.
Et la troupe redescendit jusqu’au débarcadère pour rembarquer dans les bateaux d’assaut. Emmi se laissa tomber entre les bras d’Abulurd et ils oscillèrent comme deux arbres frappés par la foudre, les larmes ruisselant sur leur visage, le regard éperdu. Autour d’eux, leurs serviteurs se lamentaient.
La flottille d’attaque de Rabban s’éloignait sur les eaux sombres du fjord. Abulurd était toujours sous le choc, il essayait de calmer les tremblements d’Emmi, mais il se sentait impuissant, écrasé par le destin. Et elle fixait d’un regard hébété ses mains ouvertes et calleuses, comme si elle voyait encore son bébé.
Dans le lointain obscur de la mer, Abulurd crut entendre les cris de leur enfant par-dessus le vrombissement des moteurs, mais il savait que ce n’était que son imagination.